Bénédicte Kermadec : Le cinéma au sens scripte
par François Barge Prieur
Comment diable peut-on faire du cinéma quand on a vingt ans, qu’on est fils de profs, et qu’on vient fraîchement d’intégrer une école d’ingénieurs ?
Bénédicte Kermadec : le cinéma au sens scripte
Comment diable peut-on faire du cinéma quand on a vingt ans, qu’on est fils de profs, et qu’on vient fraîchement d’intégrer une école d’ingénieurs ? Telle était l’étrange et persistante question qui me hantait il y a vingt ans, alors que ma boulimie cinéphile s’accentuait à mesure que mon avenir professionnel semblait prendre un chemin désespérément confortable. Autour de moi, personne qui soit de près ou de loin lié au monde du cinéma... à l’exception de la mère d’un ami, une certaine Bénédicte Kermadec, exerçant un métier dont j’ignorais alors tout : celui de scripte.
A la terrasse où nous nous sommes rencontrés, Bénédicte me parla de son métier, de la réalité des plateaux de tournage, des collaborations qu’elle avait eues avec telle ou tel cinéaste. Elle était lumineuse, engagée, énergique. Chez elle, le cinéma et la vie semblaient intimement mêlés : l’un ne pouvait pas aller sans l’autre. Je mis du temps à comprendre que cette symbiose avec le septième art dépassait largement l’idée romantique - et, disons, truffaldienne - que je m’en faisais alors ; pour elle, discuter d’un film ou d’un livre, parler politique, préparer à manger, choisir un cadrage ou une lumière, s’engager sur un projet, partir en manif, faire la fête ou discuter en contemplant la mer, c’était la même chose : ça participait de sa manière d’être entièrement au monde et aux autres. C’était sa façon d’être attentive à ce qui l’entourait, à la fois généreuse et vigilante. Généreuse, car j’ai rarement côtoyé une personne aussi intimement empathique : pour mener une vie pleine, il fallait faire don de soi. Vigilante, car elle était plus que quiconque au fait des mille et une bassesses et injustices que savent si bien nous réserver les aléas de la vie, les travers humains, la pensée capitaliste et la sphère politique. Pour la première fois, il me semblait avoir en face de moi une sorte d’idéaliste-réaliste, qui n’hésitait pas à se battre pour défendre ses principes – condition nécessaire pour pouvoir jouir de la vie, moi qui naïvement pensais alors qu’on pouvait avoir le plaisir sans le combat !
Elle me proposa de devenir son assistant pour l’été, sur le tournage de deux épisodes de la série « Boulevard du palais », réalisés par un de ses amis de longue date, Philippe Venault. J’acceptais avec enthousiasme, et grâce à elle je découvris ce qu’est, concrètement, un tournage. C’est à elle que je dois l’ancrage dans la réalité d’un monde que j’avais jusqu’alors fantasmé à travers le seul prisme des films que je regardais. Et cet ancrage, il me semblait le faire à l’endroit le plus passionnant possible, à ce poste hélas encore trop méconnu et souvent peu valorisé qu’est celui de scripte : un endroit central, consacré au présent du tournage, mais condensant son amont (le pré- minutage où l’on imagine dans la durée les scènes écrites dans le scénario) et son aval (le rapport transmis au montage qui servira à choisir les bonnes prises afin de maintenir le rythme et l’équilibre propres du film). Un endroit privilégié où l’on comprend, mieux qu’à tout autre poste, ce qu’est la mise en scène – cet étrange langage qu’invente le cinéma à l’intersection de l’imagination créative et des contraintes financières et techniques. Bénédicte s’est toujours battue pour faire reconnaître l’importance de ce métier, pour le sortir des clichés et des habitudes à la peau dure (pour beaucoup, la scripte est forcément une femme, et se contente de chronométrer les scènes et prendre des notes sur son carnet). Elle a beaucoup milité pour la reconnaissance salariale et artistique de ce poste-clé, notamment au sein de l’association LSA (Les Scriptes Associés), dont elle fut co-fondatrice en 2005.
Ce n’est qu’avec le temps, alors que notre amitié se tissait de multiples conversations et projets, que j’ai mesuré l’importance de Bénédicte dans l’histoire du cinéma. Lorsque je pris enfin le temps de me documenter, je découvris le nombre impressionnant de cinéastes avec lesquels elle a collaboré tout au long de sa carrière : Jacques Deray (son oncle, avec qui elle fit ses débuts sur les plateaux), Jean-Jacques Beineix, Bertrand Blier, Romain Goupil, Brice Cauvin, Ilan Duran Cohen, Pierre Schoeller, Larry Clark, Julia Ducournau, David Lynch, Stéphane Demoustier, Maïmouna
Doucouré, Alice Winocour... Sur la cinquantaine d’années que dura sa carrière, débutée à l’orée des années 70, elle participa à une petite centaine de films. Voilà pour les chiffres et les listes, qui font souvent pâle figure et bien triste mine lorsqu’il s’agit de tenter de résumer en quelques lignes une vie professionnelle aussi riche. Mais, plus que des dates et des noms, il est une chose que je ne suis pas prêt d’oublier : c’est l’intensité extraordinaire qu’elle mettait dans son métier, sans que les ambitions artistiques du film lui fassent jamais perdre de vue le bien-être de ses collègues. Car, nous le savons, un plateau de tournage est un lieu où les enjeux financiers comme artistiques peuvent faire naître diverses tensions, des inégalités salariales, des heures supplémentaires non payées, du malaise, de la manipulation, de l’autorité mal placée, des rapports de domination. Sensible comme elle l’était au respect dû à chacun, elle ne supportait aucune forme d’injustice, et savait transformer ses convictions en colère et en détermination lorsqu’il s’agissait de faire valoir les droits des uns et des autres. Elle n’hésitait pas à dire haut et fort ce qu’elle pensait : cela lui a certes valu quelques anicroches, mais surtout des amitiés indéfectibles et durables, liées avec toutes les personnes qui saluaient et appréciaient son caractère entier. Elle apportait au film son professionnalisme aussi exigeant qu’inspiré, mais également son intelligence humaine et sa grande rigueur morale.
Bénédicte Kermadec était assurément quelqu’un hors du commun, qui a marqué profondément le parcours de celles et ceux qui ont eu la chance de croiser sa route. Je me joins aujourd’hui à eux pour partager la tristesse qu’ils ressentent, et pour adresser toutes mes pensées amicales à sa famille et ses proches. Lorsqu’une personne nous manque, on dit souvent qu’elle laisse un grand vide : je pense que Bénédicte débordait tellement de vitalité, qu’elle était tellement présente aux autres, qu’elle ne peut laisser que du plein. Du plein d’espoir, de principes, de curiosité, d’envies et de chaleur humaine.
François Barge Prieur